Si PhiloX est nouveau pour vous, lisez cette présentation.

Un monde qui va disparaître, puis renaître, puis disparaître à nouveau et renaître…
Un monde dans lequel, chaque matin, un nouveau soleil apparaît dans le ciel et, la nuit, chaque soir, une lune toute neuve…
Un monde où tout est fait de terre et d’eau…
Un monde où il n’y a qu’un Dieu, qui n’est pas limité, mais pas illimité non plus, qui est sphérique, impossible à situer, qui voit tout, entend tout, et qui agit par la force de son esprit…
Bienvenue dans l’univers de Xénophane de Colophon.
Au sommaire de ce PhiloX;
Où en sommes-nous?
Qui était Xénophane?
Le «physicien» de la terre et de la mer
Le théologien qui passe au monothéisme
La vérité est difficile
En attendant le prochain PhiloX
Mais commençons par voir où nous en sommes.
Où en sommes-nous?
Nous avons parlé dans PhiloX #3 des premiers philosophes (Thalès, Anaximandre, Anaximène), tous de Milet en Ionie, mais sans épuiser le sujet, car nous allons devoir nous occuper de trois autres Ioniens, et non des moindres.
Le premier, Xénophane, est né à Colophon, au nord-ouest d’Éphèse, autrement dit non loin de Milet. La région est riche en lieux et personnages célèbres, parmi lesquels Pythagore et le poète Homère, qui est peut-être de Colophon. On y trouve aussi l’île où l’apôtre Jean, l’ «aigle de Patmos», a eu, plus tard, la révélation de l’Apocalypse.
Le deuxième est Héraclite, surnommé l’Obscur, né à Éphèse quelques années après l’achèvement du temple d’Artémis, l’une des sept merveilles du monde antique. Nous le découvrirons dans PhiloX #5.
Le troisième, Pythagore, né dans l’île de Samos, est une autre figure incontournable du VIe siècle. Je lui consacrerai PhiloX #6.

Qui était Xénophane?
Si vous n’aimez pas la religion, vous allez peut-être apprécier Xénophane, qui en est l’un des tout premiers critiques. Mais ne vous attendez pas à trouver chez lui un penseur athée. Dans l’Antiquité, les athées étaient rarissimes. On ne plaisantait pas avec la religion, elle faisait partie du quotidien, elle avait ses règles, et ceux qui s’en éloignaient étaient mal vus, car on craignait que leur attitude irrespectueuse ne déclenche la colère des dieux. Il s’agissait moins de croire à tout ce qui était enseigné que de jouer le jeu. Vivant dans la crainte d’offenser quelque dieu, on offrait les sacrifices nécessaires et on observait les rituels prescrits par la tradition. Xénophane a jugé que cette religion traditionnelle, fondée sur les poèmes d’Homère et d’Hésiode (j’ai abordé Hésiode dans PhiloX #2), n’était pas assez respectueuse de l’idée qu’il se faisait de la divinité. On verra pourquoi.
Xénophane a vécu 92 ans, de ~570 environ jusqu’en ~475 environ. Il a connu Thalès, Pythagore, Épiménide. Parménide aurait été son élève. Il vivait quand Cyrus, le fondateur de l’empire perse, est mort en ~529 et quand Darius est arrivé au pouvoir en ~521. On date le floruit de Xénophane vers ~540-537.
Il a grandi en Ionie mais, forcé s’exiler au moment de l’invasion perse, il est parti pour la Sicile et le sud de l’Italie. Il aurait écrit un poème sur la fondation de la cité grecque d’Élée en ~540, sur la côte thyrrénienne, en Campanie, où Parménide établira son école.
Poète donc, mais son œuvre de philosophe comprend deux autres aspects importants: l’étude de la nature et la théologie.
Le «physicien» de la terre et de la mer
Terre et eau, c’est cela que sont toutes les choses
Qui naissent et qui croissent.
Citation de Xénophane rapportée par Simplicius (trad. Jean-Paul Dumont)1
On commence donc par le Xénophane «physicien», c’est-à-dire le philosophe de la nature. Il disait que tout provient de la terre et de l’eau, les humains comme le reste de la nature. Il avait des théories assez personnelles concernant le soleil, qui était pour lui une concentration de particules de feu, à moins qu’il ne soit fait de nuages enflammés. Il pensait même qu’il y avait plusieurs soleils et plusieurs lunes, suivant les parties de la terre, et qu’ils se renouvelaient chaque jour tout à nouveau. S’agissant de phénomènes physiques, il n’était plus possible de voir en eux des divinités.
Xénophane a aussi été fasciné par l’observation des fossiles. Il en voyait d’animaux marins dans les montagnes. Cela voulait dire que la surface de la terre, à un moment donné, avait été gluante et boueuse, puisque des plantes ont existé dans des endroits qui sont devenus roches, des poissons où le terrain est maintenant sec. Seules des catastrophes massives pouvaient expliquer cela, des inondations monstrueuses, voire des déluges.

Xénophane croit qu’il y a union de la terre avec la mer, et que la terre se trouve dissoute au cours du temps par l’humide; il en avance comme preuve qu’au milieu de la terre et sur les montagnes on trouve des coquillages, qu’à Syracuse on a trouvé dans les carrières de pierre une empreinte de poisson et de phoque, à Paros une empreinte de laurier au fond de la pierre et à Malte des coquilles de toutes sortes d’animaux marins. Cela s’est produit, déclare-t-il, lorsqu’autrefois tous les animaux barbotaient dans la boue et que leur empreinte dans la boue a séché. Les hommes ont tous péri lorsque la terre, en tombant dans la mer, est devenue boue; ensuite a recommencé de nouveau leur génération et ce changement se produit dans tous les mondes.
Saint Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, I, 14, 5-6.
Les mondes (ou les arrangements du monde) sont multiples, et ces transformations de la terre en boue et la réapparition de la terre et de tout ce qu’elle contient sont cycliques. Ce caractère se retrouve constamment chez les Grecs, pour qui le monde apparaissait et disparaissait périodiquement, à la manière du cycle des saisons ou de la succession du jour et de la nuit, produisant chaque fois les mêmes phénomènes. Cela fait un vif contraste avec la conception biblique du temps qui part d’un commencement et annonce une fin, tout cela ne devant se dérouler qu’une seule fois.
On voit ici Xénophane dans une démarche rationnelle. Il fait des observations, les analyse et formule des hypothèses pour tenter de les expliquer. Il fait progresser la recherche philosophique et annonce la méthode scientifique. En théologie également, on va voir qu’il adopte une démarche rationnelle.
Mais avant de passer à la théologie, petit intermède avec les conseils de Xénophane pour pratiquer la philosophie dans les conditions les meilleures:
Oui, c’est au coin du feu qu’il faut en deviser,
Tout au cœur de l’hiver, allongé sur un lit
Passablement douillet, après un bon dîner,
En buvant du vin doux, et tout en grignotant
Des pois chiches grillés. C’est alors qu’on peut dire:
«Qui es-tu? D’où viens-tu? Dis-moi quel est ton âge?
Et quel âge avais-tu quand le Mède2 arriva?»
Le théologien qui passe au monothéisme
Xénophane a porté la critique la plus sévère contre la religion populaire de son temps, contre la manière dont ses contemporains, nourris de l’Iliade, de l’Odyssée et de la Théogonie, se représentaient les dieux. Diogène Laërce résume la chose ainsi:
Il a écrit des vers épiques, des élégies et des iambes contre Hésiode et contre Homère, où il leur reproche tout ce qu’ils ont dit des dieux.
Sextus Empiricus (quel nom!) renchérit:
Les dieux sont accusés par Homère et Hésiode
De tout ce qui chez nous est honteux et blâmable:
On les voit s’adonner au vol, à l’adultère
Et se livrer entre eux au mensonge trompeur.Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, IX, 193.
Impossible, pour Xénophane, de penser que les dieux se comportent comme les humains, c’est-à-dire aussi mal que les humains quand ils se laissent aller à l’immoralité et à l’injustice.
Si on a pu croire des choses pareilles, dit Xénophane, c’est parce que, fondamentalement, les humains imaginent que les dieux sont à leur image et à leur ressemblance. Clément d’Alexandrie cite plusieurs passages où Xénophane insiste sur notre propension à faire de l’anthropomorphisme primaire en théologie.
Des dieux, les mortels croient que comme eux ils sont nés,
Qu’ils ont leurs vêtements, leur voix et leur démarche.
Cependant si les bœufs, les chevaux et les lions
Avaient aussi des mains, et si avec ces mains
Ils savaient dessiner, et savaient modeler
Les oeuvres qu’avec art, seuls les hommes façonnent,
Les chevaux forgeraient des dieux chevalins,
Et les bœufs donneraient aux dieux forme bovine:
Chacun dessinerait pour son dieu l’apparence
Imitant la démarche et le corps de chacun.
Peau noire et nez camus: ainsi les Éthiopiens
Représentent leurs dieux; cependant que les Thraces
Leur donnent des yeux pers et des cheveux de feu.Clément d’Alexandrie, Stromates
Xénophane – c’est une première – utilise sa raison pour comprendre ce qu’est la divinité. La divinité ne pouvant être que parfaite, cela implique par exemple qu’il ne peut y avoir qu’un seul dieu.
Un seul Dieu, le plus grand chez les dieux et les hommes,
Et qui en aucun cas n’est semblable aux mortels
Autant par sa démarche, autant par ce qu’il pense.Clément d’Alexandrie, Stromates, V, 109
Un seul Dieu, qui n’a rien à voir avec les conception usuelles des dieux et dont la forme est totalement différente. Voici d’autres fragments de Xénophane relevés par Sextus Empricus pour le premier et Simplicius pour les deux autres.
Et tout entier il voit, tout entier il conçoit,
Tout entier il entend.Sans peine, et par la force seule de l’esprit,
Il donne le branle à toutes choses.Toujours au même endroit, il demeure où il est,
Sans du tout se mouvoir, il ne lui convient pas
De se porter tantôt ici, tantôt ailleurs.
Un Dieu qui perçoit, entend et conçoit tout, qui meut tout par la force de son esprit, mais qui est et reste immobile. Bouger, se mouvoir ne conviendrait pas à sa perfection. Sa forme doit nécessairement se rapprocher de la sphère, dont tous les points de la surface sont à égale distance du centre. Où est ce Dieu? Se confond-il avec le monde? Ce qui nous reste des textes de Xénophane ne permet pas de répondre à ces questions.
On ne trouve rien chez Xénophane qui montrerait que son Dieu s’intéresse à l’humanité, rien qui relie son action à la formation du monde et des êtres vivants. Son Dieu n’est pas un Dieu qu’on peut prier. Aristote poussera sa propre théologie encore plus loin. Son Dieu de philosophe est tellement sublime qu’il lui est impossible de penser à autre chose qu’à lui-même, car penser à quelque chose d’autre, à l’humanité par exemple, introduirait en lui de l’imperfection. Un Dieu indifférent tellement il est parfait. Ça me choque. Le mien est un Dieu de relation, qui s’intéresse à sa création (non sans souffrance), qui veut le salut de chaque être humain et à qui chacun peut s’adresser.
Reste que Xénophane passe du polythéisme au monothéisme et que sa théologie contribue au désenchantement du monde. Il n’y a plus que des phénomènes naturels. La nature n’est plus l’habitat des dieux, le vent n’est pas dans la main d’Éole, pas plus que la foudre dans celle de Zeus. On peut prendre la mer sans devoir sacrifier à Poséidon. Ou du moins, on devrait pouvoir le faire, mais je vois bien que beaucoup de gens réenchantent le monde en douce, par exemple en se tournant vers l’astrologie, où les planètes sont censées agir conformément au caractère de la divinité ont elles portent le nom. Comme par hasard. L’étonnant, c’est qu’on ne s’en étonne pas.
La vérité est difficile
Xénophane ne revendique pas sa conception comme définitive. Ce n’est pas une révélation qu’il aurait reçue, mais le produit de sa réflexion. Or notre pouvoir de connaître est limité. Sextus cite Xénophane à ce propos:
Non, jamais il n’y eut, jamais il n’y aura
Un homme possédant la connaissance claire
De ce qui touche aux dieux et de toutes les choses
Dont je parle à présent. Même si par hasard
Il se trouvait qu’il dît l’exacte vérité,
Lui-même ne saurait en prendre conscience:
Car tout n’est qu’opinion.
«Voilà ce qui m'a paru ressembler à la vérité», déclare encore Xénophane, comme pour dire : il me semble que cela ressemble à la vérité. Louable prudence dans de telles questions. Pas de dogmatisme chez Xénophane.
Parmi ces limites, il y a le fait que notre connaissance dépend aussi de notre sensibilité:
Si Dieu n'avait pas créé le miel brun, les hommes trouveraient les figues beaucoup plus douces qu'ils ne font.
Hérodien, Sur les mots singuliers, traduction Jean Voilquin.
Je trouve cette observation très profonde.
Xénophane de Colophon est un esprit remarquable. On l’a vu quand il réfléchit à partir des fossiles et de ses observations de la nature, quand il essaie de penser ce qu’implique l’idée de la divinité. Deux points sur lesquels il fait vraiment avancer l’usage de la raison, et peu importe ici que ses conclusions nous paraissent bizarres ou irrecevables. C’est son attitude qui compte, et je salue encore une fois sa prudence quand il refuse de dogmatiser.
En attendant le prochain PhiloX
No IA
Je n’utilise pas l’intelligence artificielle pour écrire les posts de PhiloX. Je travaille à l’ancienne, avec mon intelligence naturelle, avec mes connaissances limitées, quelques livres et, bien sûr, les ressources d’internet. Je pourrais demander à Claude ou à ChatGPT d’écrire mes textes sur la base de mes indications, ce serait bien plus rapide, mais je préfère prendre le temps de distiller tout cela à ma façon.
À un moment donné, j’ai travaillé à ce post en survolant l’océan Atlantique. À 11’887 mètres d’altitude, j’ai vu les choses d’un peu plus haut, mais je n’avais pas beaucoup de recul, car le dossier du passager devant moi se trouvait à 20 centimètres de mon visage. Quant au siège dans lequel j’étais assis, il n’était pas aussi douillet que le lit dans lequel Xénophane aimait à philosopher. Le résultat s’en ressent probablement.
Comment reconstituer le puzzle des fragments
Ce PhiloX contient beaucoup de citations de Xénophane, et pourtant tous les textes originaux de Xénophane sont perdus. Ce que nous savons de lui et des autres Présocratiques, nous le devons au travail de deux savants allemands, Diels et Kranz. Hermann Diels a publié en 1903 sa compilation de tous les fragments et allusions qu’il a trouvés dans la littérature grecque et latine sous le titre Fragmente der Vorsokratiker. Il y a eu plusieurs rééditions et améliorations dues à Walther Kranz entre 1934 et 1951. La traduction française de leur ouvrage est disponible en Pléiade sous le titre Les Présocratiques (1988) — qui a été un best-seller au moment de sa parution.
Nous avons des éléments des doctrines de ces anciens philosophes, mais de loin pas tout. Peu de textes suivis, des citations, des résumés, des allusions, à partir desquelles les historiens se sont efforcés de reconstituer les doctrines. Des puzzles auxquels manquent beaucoup de pièces, mais on peut penser que celles qui nous restent représentent les motifs centraux de leur pensée. Ensuite, il faut interpréter.
À quoi bon ces philosophes complètement dépassés?
Je vous en parle parce qu’ils ont quelque chose d’exotique, parce qu’ils me surprennent, parce qu’ils sont déconcertants. Et c’est important pour au moins une raison: ils sont tellement différents de ce que nous sommes et de ce que nous pensons aujourd’hui qu’ils nous aident à nous décentrer, à sortir de nos points de vues somme toute assez étriqués.
À chaque fois, ils sont une invitation à faire une expérience de pensée. Essayons de chausser leurs lunettes, de regarder le monde comme ils le faisaient. Rien de tel pour s’exercer à nous distancer de nos propres conceptions, points de vue et autres ornières potentielles. Notre manière de penser n’est pas la seule, il y en a eu d’autres qui, en leur temps, paraissaient se tenir, et il y a fort à parier que la nôtre, un jour, aura fait son temps. Ne nous y attachons donc pas trop fort.
La suite dans deux semaines.
Sauf indication contraire, les citations proviennent toutes de Les Présocratiques, Gallimard, éditions de la Pléiade, 1988 et sont traduites du grec par Jean-Paul Dumont. Il faut noter que ces citations sont des fragments tirés d’autres auteurs que Xénophane dans notre cas, dont tous les textes originaux ont été perdus.
Un homme au service de Cyrus, allusion à l’invasion perse. On découvre que la pratique de la philosophie demande du loisir et du confort, thème qui sera développé par Aristote. Citation d’Athénée, Les Deipnosophistes, II, 54 E.