PhiloX #3 – Les aventuriers de l’arkhè perdu
Où l’on rencontre les premiers vrais philosophes
Qu’est-ce que PhiloX ? La réponse est ici.
Thalès, Anaximandre et Anaximène, nos trois héros du jour, ont vécu à Milet au VIe siècle avant J.-C. Les restes de Milet transportés à Berlin donnent une idée de la grandeur passée de cette ville.

Leur aventure a consisté à se mettre à la recherche de l’arkhè. L’arkhè, c’est le principe fondamental, le commencement, la cause. On trouve cette racine dans archéologie, archétype et archange. Les premiers philosophes ont cherché, derrière la multiplicité des choses que nous observons dans le monde, un principe premier, quelque chose de plus fondamental, un élément fondateur. Quel est l’arkhè qui se cache derrière toute cette profusion, et dont elle découle? C’est un peu comme la recherche d’un ancêtre, et cela nous fait penser à la généalogie des dieux dont nous avons parlé dans PhiloX #2 avec Hésiode.
À vingt-cinq ou vingt-six siècles de distance, les réponses que nous allons rencontrer paraîtront peut-être bizarres, élémentaires, étonnamment matérielles, globalement irrecevables, mais il faut toujours examiner avant de juger.
Au sommaire de ce PhiloX :
Milet, terre d’origine de la philosophie
Thalès, le premier vrai philosophe
Anaximandre, à l’heure de l’apeiron
Anaximène, de l’air et encore de l’air
Bilan provisoire
En attendant le prochain PhiloX (quelques brèves)
1. Milet, terre d’origine de la philosophie
Vers 600 avant Jésus-Christ, Milet est une cité florissante située sur la côte ionienne, colonie grecque installée là où se trouve aujourd’hui la ville turque d’Izmir, anciennement Smyrne. Éphèse et Sardes sont proches, l’île de Samos n’est pas loin. Un climat agréable, des terres fertiles arrosées par le Méandre, une situation idéale sur les routes commerciales, en relation avec l’Egypte et tout le Moyen Orient. La culture n’est pas en reste. Homère (VIIIe siècle av. J.-C) est lui aussi de la région. Le géographe Hécatée de Milet a situé sa ville au centre du monde:

Les trois premiers philosophes connus sont tous milésiens : Thalès, Anaximandre et Anaximène. C’est le moment de les découvrir.
2. Thalès, le premier vrai philosophe
Il porta le premier le nom de Sage. En effet il trouva que l’éclipse du Soleil provient de ce que la Lune lui fait écran; il fut le premier Grec à découvrir la Petite Ourse, les solstices ainsi que la nature du Soleil. Il concluait encore que les objets inanimés ont en quelque sorte une âme, compte tenu des effets de l’aimant et de l’ambre frotté. L’eau est le principe des éléments. Le monde, disait-il, est animé et rempli de démons. Il reçut en Égypte l’éducation des prêtres. De lui est le « Connais-toi toi-même ». Il mourut sans famille et fort âgé en assistant à des jeux gymniques, épuisé de chaleur.
(Selon une scolie (annotation) portée au livre X de la République de Platon, traduction Jean-Paul Dumont dans Les écoles présocratiques, Folio Essais)
Cette brève biographie ne dit pas tout. Thalès de Milet est célèbre par le théorème qui porte son nom, qui atteste de son intérêt pour la mesure et les mathématiques. On raconte qu’en Égypte, il a voulu calculer la hauteur de la pyramide de Chéops. L’idée était de planter un bâton en terre et d’attendre que son ombre soit égale à sa longueur, après quoi il suffisait de mesurer l’ombre de la pyramide pour connaître sa hauteur. Le théorème découle de cette expérience.

Thalès avait d’autres ressources. Il aurait prédit l’éclipse de soleil du 28 mai 585 av. J.-C. Il aurait aussi détourné un fleuve pour aider l’armée de Crésus à le franchir. Enfin, ayant prévu que la récolte d’olives serait exceptionnelle cette année-là, Thalès a instauré le premier monopole en louant, au printemps, tous les pressoirs de la région. Au moment de la récolte, chacun a dû passer par lui pour presser ses olives, en payant le prix qu’il exigeait. Il voulait prouver qu’il avait les moyens de devenir riche s’il le souhaitait, mais que la philosophie, dont on disait déjà qu’elle ne servait à rien, était ce à quoi il avait choisi de se consacrer.
Il est aussi le premier philosophe dont on se soit moqué: une petite servante thrace, toute mignonne paraît-il, a beaucoup ri en voyant Thalès tomber dans un puits alors qu’il marchait le nez en l’air en regardant les étoiles. Ces philosophes, ça veut savoir ce qui est dans le ciel et ça n’est pas fichu de regarder où ils mettent les pieds.
On voit le géomètre, l’homme d’affaires, le stratège militaire et l’astronome. Il s’est aussi engagé en politique. Où donc est la philosophie?
Thalès serait le premier à avoir tenté de donner une explication rationnelle de la nature du monde. Selon Aristote, il aurait développé une cosmologie reposant sur les idées suivantes :
La Terre flotte sur l’eau, à la manière d’un morceau de bois
L’eau est le principe de toutes choses, l’arkhè, le constituant matériel des choses, qui demeure comme substrat et à quoi reviennent les choses qui périssent.
Nous n’en savons guère plus. Thalès n’a semble-t-il jamais écrit de livre, et les renseignements que nous avons sur cette théorie sont tous rapportés par Aristote, qui la critique et n’en retient que ce dont il a besoin pour ses propres démonstrations.
Thalès est allé en Égypte, où l’on concevait la Terre comme un disque reposant sur l’eau, qui remplissait aussi le ciel. Le soleil naviguait dans le ciel le jour à bord d’un bateau et passait par-dessous la Terre pendant la nuit. Aristote fait l’hypothèse que des arguments physiologiques permettent de comprendre pourquoi Thalès identifiait l’arkhè à l’eau.
Thalès (…) a déclaré que la terre flotte sur l’eau, conception qu’il tirait peut-être de la constatation que la nourriture de toutes choses est humide, que le chaud même en naît et en vit (or ce à partir de quoi il y a génération est le principe de tout), tirant donc cette conception de là et du fait que les semences de toutes choses ont une nature humide et que l’eau est, pour les choses humides, le principe de leur nature.
Aristote, Métaphysique, 983a 20-28, trad. Marie-Paule Duminil et Annick Jaulin
On devra se contenter de cela pour essayer de comprendre cette idée bizarre que l’arkhè, c’est l’eau. Thalès en tirait également une explication des tremblements de terre : c’est l’eau qui s’agite en-dessous qui les provoque.
L’important, pour les historiens de la philosophie, c’est que Thalès a laissé de côté les formulations mythiques pour une démarche rationnelle, ce qui lui vaut le titre de premier philosophe. Les historiens de la philosophie célèbrent volontiers tout ce qui s’éloigne de la religion comme une conquête de la raison, ce qui n’a rien d’étonnant si l’on se souvient que la philosophie se définit comme la connaissance par la raison. Peu importe, au fond que les idées qui nous sont parvenues de lui nous paraissent naïves et difficiles à comprendre. Nous n’avons pas assez de renseignements le concernant. Mais bon. Quel autre philosophe a une locomotive suisse portant son nom ?

Laissons là les plaisanteries. Thalès a développé d’autres perspectives dont je me serais volontiers entretenu avec lui, au moins pour trouver un lien entre elles et sa théorie de l’eau comme principe de tout.
Il été fasciné par le fait que certaines sortes de pierres sont capables d’en attirer d’autres (le magnétisme), comme si elles étaient animées, c’est-à-dire pourvues d’une âme.
Certains prétendent que l’âme est mélangée au tout de l’univers; de là vient peut-être que Thalès ait pensé que toutes choses étaient remplies de dieux. (…) Il semble aussi que Thalès, à ce qu’on rapporte, ait tenu l’âme pour quelque chose de moteur, puisqu’il a dit que la pierre d’aimant a une âme, étant donné qu’elle meut le fer.
Aristote, De l’âme, livre I, traduction Jean-Paul Dumont
S’il a pensé que toutes choses étaient remplies de dieux (ou de démons comme on l’a lu dans la première citation), il faut au moins accorder une pensée religieuse à celui qui a reçu l’éducation des prêtres égyptiens. Je trouve que le désir de voir en Thalès un premier philosophe matérialiste prend... l’eau.
Pour conclure, quelques apophtegmes (paroles mémorables ayant valeur de maxime, dit le Petit Robert) attribués à Thalès, dans la traduction de Jean-Paul Dumont (Les écoles présocratiques, Folio Essais)
Apophtegmes de Thalès
Le plus ancien est Dieu: il est inengendré.
Le plus beau est le monde: il est l’oeuvre de Dieu.
Le plus grand est l’espace: il reçoit toutes choses.
Le plus prompt est l’esprit: il court à travers tout.
Le plus fort: la nécessité, régnant sur tout.
Le plus sage est le temps, car il découvre tout.
3. Anaximandre de Milet, à l’heure de l’apeiron
Continuons avec ce deuxième philosophe présocratique — qui ignorait évidemment qu’il vivait avant Socrate, et au VIe siècle avant Jésus-Christ. Les historiens de l’Antiquité grecque dataient les vies selon les olympiades et le règne des rois, tyrans ou empereurs.
Anaximandre est né environ 15 ans après Thalès. Il a été son disciple et son successeur dans l’école des Milésiens, si tant est qu’une telle école ait existé. Comme lui, il est un physicien, c’est-à-dire un homme qui étudie la nature (physis en grec). Il est le premier à avoir écrit un ouvrage en prose (et non en vers) sur la nature, dont nous ne connaissons que cinq petits fragments. On s’est aussi moqué de lui, mais pour d’autres raisons que Thalès : Diogène Laërce rapporte qu’ayant appris que des enfants se moquaient de lui quand il chantait, Anaximandre a répondu qu’il devait faire des progrès en chant pour la marmaille. Diogène Laërce, c’est un peu la pipelette de l’Antiquité grecque.
Anaximandre a été géographe, et a produit une carte du monde semblable à celle d’Hécatée, à moins que ce ne soit l’inverse. Certains disent qu’il a inventé le gnomon, ce qui est douteux, mais il en a certainement introduit l’usage en Grèce pour la mesure du temps, la détermination des équinoxes et des solstices. On rapporte aussi qu’il aurait fait évacuer les habitants de Sparte la veille d’un tremblement de Terre si puissant qu’il a fendu un sommet du mont Taygète et détruit la ville.
L’essentiel pour nous, apprentis philosophes, c’est qu’Anaximandre a produit une notion nouvelle qui se dit en grec apeiron, ce qu’on peut traduire par l’illimité, l’indéfini, l’indéterminé. Cette notion a suscité de nombreuses discussions et réflexions. Est-ce que l’apeiron est l’arkhè? Et si l’arkhè est l’illimité, comment les choses se passent-elles ensuite? On imagine les débats entre lui et Thalès à ce sujet.

Voici ce qu’en rapporte Simplicius, philosophe néoplatonicien et commentateur d’Aristote — plus de mille ans après:
Anaximandre (…) a dit que l’Illimité est le principe et l’élément des choses qui sont, étant du reste le premier à user du terme de principe. Il dit qu’il n’est ni l’eau, ni rien d’autre de ce que l’on dit être des éléments, mais qu’il est une certaine autre nature illimitée dont sont engendrés tous les cieux et tous les mondes qui se trouvent en eux. Ce dont la génération procède pour les choses qui sont est aussi ce vers quoi elles retournent sous l’effet de la corruption, selon la nécessité; car elles se rendent mutuellement justice et réparent leurs injustices selon l’ordre du temps, dit-il lui-même en termes poétiques. Il est évident qu’après avoir observé la transformation mutuelle des quatre éléments, il ne pouvait estimer qu’on pût assigner à l’un un rôle de substrat, mais qu’il fallait bien qu’il y eut quelque chose d’autre en plus de ces quatre éléments…
Simplicius ajoute la nécessité comme deuxième élément d’explication. Mais si elle est la cause du mouvement, de la génération et de la corruption, l’apeiron n’est plus le principe unique. Question difficile ! La matière seule peut-elle produire tout ce qui existe dans l’univers ? Un monisme matérialiste (mais l’apeiron est-il matériel?) est-il possible ? On reviendra prochainement sur le monisme en parlant d’une autre grande figure présocratique, Parménide.
4. Anaximène, de l’air et encore de l’air
La question de l’arkhè redevient plus facile à saisir chez Anaximène, notre troisième physicien philosophe, qui l’identifie à l’air. Voici ce qu’en dit Théophraste:
Anaximène, fils d’Eurystrate, de Milet, compagnon d’Anaximandre, dit aussi que le principe fondamental est un et infini, non pas indéfini comme le dit Anaximandre, mais défini, car il l’identifie à l’air; et il diffère dans sa nature substantielle par la rareté et la densité. Dilaté à l’extrême, cet air devient feu; comprimé, il devient vent, puis nuage, puis, comprimé encore davantage, il devient eau, puis terre, puis pierres; et le reste vient à l’existence à partir de ces derniers. Lui, également, fait du mouvement quelque chose d’éternel, et dit que le changement se produit à travers lui.
Tout serait donc fait d’air plus ou moins condensé, plus ou moins raréfié. Anaximène fait intervenir un élément quantitatif, qui est sa contribution la plus décisive dans ce “progrès” de la pensée vers la science moderne. La raréfaction de l’air produit le chaud, jusqu’au feu, sa condensation produit le froid, jusqu’à la pierre.
Mais on ne peut pas réduire Anaximène à cela. Il considère aussi que l’air est de nature divine, et qu’il a même produit les dieux. Aetius dit quelque part, à propos d’Anaximène, que
de l’air proviennent toutes les choses et qu’elles se dissolvent sous forme d’air ensuite. De même que notre âme, qui est faite d’air, nous maintient et nous contrôle, de même le vent ou le souffle, l’air, entoure le monde entier.
Nous nous trouvons d’un coup projetés hors de la science et du quantitatif, vers une perspective qui nous parle de l’âme comme souffle de vie tant pour nous que pour le monde entier.
5. Bilan provisoire
C’est frustrant. Nous n’avons pas assez d’éléments pour comprendre vraiment ce qu’il en est. L’apeiron d’Anaximandre a des caractéristiques divines, l’air d’Anaximène aussi, et c’est probablement le cas de l’eau chez Thalès. J’aurais aimé en apprendre davantage à propos de la religion de nos trois physiciens-philosophes, mais il faudra se contenter de ces indications.
Quoi qu’il en soit, l’attention des historiens de la philosophie porte principalement sur les éléments des doctrines qui manifestent une approche rationnelle et se défient de la religion. Sur ce point, je vais laisser la conclusion à Jean-Pierre Vernant.
La pensée d’Hésiode reste mythique. Ouranos, Gaïa, Pontos sont bien des réalités physiques, dans leur aspect concret de ciel, de terre de mer; mais ils sont en même temps des puissances divines dont l’action est analogue à celle des hommes. (…) Chez les Milésiens, au contraire (…), Okeanos et Gaïa ont dépouillé tout aspect anthropomorphique pour devenir purement et simplement l’eau et la terre. (…) Les forces qui ont produit et qui animent le cosmos agissent donc sur le même plan et de la même façon que celles dont nous voyons l’oeuvre, chaque jour, quand la pluie humidifie la terre ou qu’un feu sèche un vêtement mouillé. L’originel, le primordial se dépouillent de leur mystère: ils ont la banalité rassurante du quotidien. Le monde des Ioniens, ce monde “plein de dieux”, est aussi pleinement naturel. (…)
Chez les “Physiciens”, la positivité a envahi d’un coup la totalité de l’être, y compris l’homme et les dieux. Rien de réel qui ne soit Nature. Et cette nature, coupée de son arrière-plan mythique, devient elle-même problème, objet d’une discussion rationnelle (…) Comprendre, c’était trouver le père et la mère, dresser l’arbre généalogique. Mais chez les Ioniens, les éléments naturels, devenus abstraits, ne peuvent plus s’unir par mariage à la façon des hommes. La cosmologie, par là, ne modifie pas seulement son langage; elle change de contenu. Au lieu de raconter des naissances successives, elle définit les principes premiers, constitutifs de l’être. De récit historique, elle se transforme en un système qui expose la structure profonde du réel.
Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, II, pp. 102-103, Maspéro, Paris, 1965.
En attendant le prochain PhiloX
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Si vous avez l’impression que ces très anciennes théories (plus de 2500 ans!) n’ont plus rien à voir avec nos préoccupations, je vous comprends. Mais ces premiers philosophes ont posé des questions qui continuent de nous tracasser, celle de l’origine, par exemple. En un sens, nous sommes toujours à la recherche de l’arkhè. Comprendre nos origines pour comprendre, qui sait, notre destination.
L’année où ils ont fleuri
On a aussi de la peine à dire quand ces philosophes ont vécu exactement, car à leur époque, on estimait que les dates les moins intéressantes dans la vie d'un homme sont celle de sa naissance et celle de sa mort. En revanche, la date vraiment significative est celle de leur floruit, de leur épanouissement, de leur acmé, du point culminant de leur vie et de leur action. Mais là aussi, comme on pensait qu'un homme fleurissait à un âge déterminé, on a appliqué cette règle, et cela peut introduire des années de décalage entre le principe et la réalité. Les dates sont donc à prendre sous ces réserves. Il faudra attendre les Romains et les registres des baptêmes dans les églises pour connaître précisément la date de la naissance et de la mort d’une personne.
Le match des philosophes
Chez les Présocratiques, il y a les Ioniens (de Milet et d’ailleurs) d’un côté, et les Italiens de l’autre, ceux qui résidaient en Grande Grèce, c’est-à-dire le sud de l’Italie et la Sicile. Très différents les uns des autres, comme on le verra prochainement. Si vous aimez les matchs de foot philosophiques, je vous propose celui que les Monty Python ont réalisé entre les philosophes grecs et les philosophes allemands.
Et pour finir, dernier rappel, car ce sera samedi prochain 12 juin 2025 de 10 à 18h.
Ce serait sympa de vous y rencontrer. On pourra parler de PhiloX.
Bonjour Jean-François,
Pour moi la philosophie est assez ardue. Je suis plutôt dans le présent que dans le passé.
Attention à cette faute dans ton texte:
Il été fasciné par le fait que certaines sortes de pierres sont capables d’en attirer d’autres (le magnétisme), comme si elles étaient animées, c’est-à-dire pourvues d’une âme.