PhiloX #11 - Leucippe et Démocrite, les vieux atomistes
Souvent cités ensemble, ces deux fondateurs de l’atomisme antique ont développé une physique matérialiste que les épicuriens vont reprendre pratiquement telle quelle.
Je n’ai pas eu le temps d’enregistrer ma lecture du post cette fois-ci. Je me rattraperai prochainement. En attendant, vous pouvez tout de même écouter le texte en cliquant sur la petite flèche en haut à droite: une voix synthétique vous lira tout le contenu.
On connaît peu de choses concernant Leucippe, mais beaucoup plus concernant Démocrite. Leurs doctrines sont très proches. Démocrite a été le disciple de Leucippe, et il s’est si largement inspiré de son maître qu’on l’a accusé de plagiat.

Leucippe a vécu au Ve siècle avant J.-C., mais on ne connaît ni la date de sa naissance, ni celle de sa mort. On ne sait pas davantage où il est né: peut-être à Milet, comme Anaximandre (PhiloX #3) et Anaxagore (PhiloX #10); peut-être à Élée, comme Parménide (PhiloX #7) et Zénon (PhiloX #8); peut-être à Abdère, comme Démocrite. Mais Leucippe a jeté les bases de l’atomisme antique, et Démocrite l’a développé.
Vie de Démocrite
Démocrite a beaucoup voyagé. Il aurait été l’élève des mages de Chaldée, il serait, comme Pythagore, allé visiter les gymnosophistes (=les sages nus) de l’Inde, et il a parcouru l’Égypte et l’Éthiopie, constamment animé par le désir d’apprendre et de s’instruire. À lire les titres de ses ouvrages (en grande partie perdus), on comprend pourquoi on l’a surnommé «La Science». Pour lui, le savoir était bien plus important que la richesse. Il a dilapidé ses biens au point qu’il a dû rendre des comptes. Il l’a fait sous la forme d’une lecture publique de son Grand système du monde, qui a tellement enthousiasmé les auditeurs qu’on lui a donné beaucoup d’argent et même qu’on lui a élevé des statues de bronze. Il a néanmoins conservé un train de vie très modeste.

Il s’est rendu incognito à Athènes pour y apprendre la philosophie. S’il a rencontré Socrate, il ne s’est jamais fait connaître de lui. Il souhaitait suivre aussi l’enseignement d’Anaxagore, mais celui-ci a refusé pour une raison que nous ne connaissons pas. À mon avis, Anaxagore, qui n’a jamais ri, n’aurait jamais pu supporter un disciple qu’on surnommait aussi «Le Rieur». Démocrite s’est vengé en se moquant de ses vues sur l’organisation du monde et sur l’Intellect.
À propos du rire, sachez qu’il est bon pour la santé. La grande longévité de Démocrite en témoigne. Anaxagore aurait dû le savoir. Johann Schneider Amman n’a pas dit le contraire dans son allocution à l’occasion de la Journée des malades en 2016.
Pour en revenir aux philosophes, il faut relever que Platon ne parle jamais de Démocrite. Diogène Laërce a sa petite idée à ce sujet.
Dans ses Mémoires historiques, Aristoxène dit que Platon, qui se proposait de mettre le feu à tous les écrits de Démocrite qu’il avait pu rassembler, en fut empêché par les pythagoriciens Amyclas et Clinias, qui affirmèrent que ce geste serait inutile: beaucoup en effet possédaient déjà ces ouvrages. Mais le trait est manifeste: Platon, qui cite presque tous les Anciens, ne mentionne nulle part le nom de Démocrite, même pas là où il devrait le contredire, pour la raison fort claire qu’il savait qu’il aurait dû affronter en lui le plus éminent des philosophes.
Diogène souligne aussi les talents d’observateur de Démocrite:
Athénodore, au huitième livre de ses Promenades, déclare que lorsque Hippocrate lui rendit visite, Démocrite se fit apporter du lait, qu’après examen il déclara provenir d’une chèvre noire et primipare. L’exactitude de l’observation remplit Hippocrate d’admiration. On dit aussi qu’Hippocate était accompagné d’une jeune fille que Démocrite salua le premier jour d’un: «Bonjour, mademoiselle!» et le lendemain d’un: «Bonjour, madame!»; et de fait, la jeune fille avait perdu pendant la nuit sa virginité.
Enfin, comme j’ai rapporté dans les précédents PhiloX des anecdotes surprenantes à propos de la mort de certains philosophes, ce serait dommmage de passer celle-ci sous silence.
Démocrite est mort, aux dires d’Hermippe, de la manière suivante: il était déjà extrêmement âgé et proche de trépasser. Cela affligeait fort sa sœur, parce qu’il paraissait devoir mourir pendant les Thesmophories, ce qui risquait de l’empêcher d’accomplir ses dévotions envers la déesse. «Aie confiance, lui dit-il, et apporte-moi tous les jours des pains chauds.» En les humant, il parvint à survivre toute la période des fêtes. Et quand ces journées — et il y en avait trois — furent écoulées, il quitta sans chagrin le vie, ainsi que le dit Hipparque, à l’âge de cent neuf ans.
Dans mes Poésies diverses, j’ai composé sur lui ces vers:Qui donc fut plus savant, qui fit œuvre aussi grande
Que celle qu’accomplit l’omniscient Démocrite?
Quand vint la mort, chez lui il la retint trois jours
Et sut la régaler du fumet de pains chauds.Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, IX.1
Les atomes et le vide
L’atomisme antique n’a rien de commun avec le CERN et ne prépare aucune bombe dévastatrice (sauf en philosophie). Il va connaître un retentissement important à partir du moment où il sera adopté par les épicuriens.
Pour Leucippe, comme pour Démocrite, les atomes, en grec ἂτομα, sont de minuscules particules matérielles, tellement petites qu’on ne peut pas les voir, tellement petites qu’elles ne peuvent pas être coupées ou partagées. Le mot atome, en grec, signifie insécable.
Les atomes sont toute la matière, toute la matière est faite d’atomes. Les atomes sont là et seront là éternellement, sans changer, sans s’altérer, toujours pareils à eux-mêmes. Ils tourbillonnent, se bousculent, s’accrochent, s’agglutinent, entrent les uns avec les autres en composition pour former l’eau, la terre, l’air et le feu, pour former les rochers, les montagnes, les animaux, les êtres humains, les plantes, la mer et toutes les réalités matérielles changeantes et mortelles que nous pouvons rencontrer. Ce qui s’est ainsi agrégé va, tôt ou tard, se désagréger. Les composés que nous sommes vont disparaître, mais les atomes qui nous composent, eux, ne disparaissent pas. Ils restent et ils entrent dans de nouvelles compositions provisoires, plus ou moins durables, qui se déferont, et ainsi de suite. Voilà pour le premier principe.
Le second principe (il n’y en a que deux), c’est le vide. Oui, le vide, l’affreux non-être dont Parménide et tous les autres disent qu’il n’est pas possible, qu’il ne peut justement pas être, le vide est l’autre principe. Le vide, c’est l’espace infini dans lequel virevoltent les atomes, c’est aussi ce qui se trouve entre les atomes qui font l’air, le feu, l’eau et la terre, qui font nos corps, nos membres, nos âmes et même les dieux. Il y a plus de vide dans un litre d’air que dans un litre d’eau. Plus un corps est pesant, à volume égal, moins il contient de vide, parce que les atomes s’y lient de manière particulièrement compacte. Bref, si le vide est du non-être, alors il faut affirmer que le non-être est.
Voilà comment les atomistes résolvent le problème de l’Un et du multiple. Ils explosent l’Un de Parménide en une immense quantité d’atomes, et chacun de ces atomes reçoit les caractéristiques qui étaient celles de l’Être-Un : permanence, absence de changement, éternité. Certes, leurs formes sont différentes, il y en a de tout ronds, d’autres pointus, cubiques, d’autres avec des crochets (d’où l’expression: avoir des atomes crochus avec quelqu’un), mais pour le reste, c’est l’Un parménidien multiplié par l’infini. Comme je l’ai dit, l’Un est multiple — et le non-être est.
Mais il y a un autre multiple, celui des compositions formées par les agrégations d’atomes: objets physiques, réalités naturellles, êtres vivants de toute sorte. Eux sont condamnés à changer, à naître puis à mourir. C’est là que règnent la génération et la corruption, pour parler comme Aristote, autrement dit la naissance et la mort. Les atomes qui nous constituent, nous ne faisons que les emprunter. Ils sont recyclables, comme nos récipients consignés. Ils entreront dans de nouvelles compositions quand nous aurons disparu.
Quelles ressemblances avec notre compréhension des atomes?
Les éléments que nous appelons les atomes n’ont pas toujours existé, car ils ont été forgés dans les étoiles, l’un après l’autre, nous dit-on. Rendez-vous compte: il a fallu tout l’Univers pour produire les atomes qui vous constituent.2
Nos atomes sont sécables, composés de neutrons, de protons et d’électrons, et on peut encore aller plus loin pour libérer l’énergie les lie. Le CERN y travaille, les centrales nucléaires utilisent ces propriétés, les bombes A et les bombes H également.
Nos atomes ne sont pas illimités dans leurs formes. Le tableau périodique des éléments en dénombre actuellement 118. Les atomes forment des molécules en établissant des liaisons chimiques entre eux grâce à leurs électrons. Toutle monde sait que deux atomes d’hydrogène et un atome d’oxygène donnent une molécule d’eau.

On a aussi cessé de croire que notre monde serait né fortuitement à l’occasion de collisions d’atomes éternels en train de tourbillonner dans le vide infini. Aujourd’hui, on enseigne que le temps, l’espace et l’univers trouvent leur origine dans le Big Bang, le Grand Boum, une explosion qui se serait produite à partir d’on ne sait trop quoi. Ce sont des perspectives vertigineuses. Il y a débat à ce sujet. Dieu merci, notre science a encore des limites.

Un matérialisme très moderne
Dans le précédent PhiloX, j’ai expliqué quelle était la situation qui se présentait aux philosophes grecs du Ve siècle : il fallait trouver une solution qui tienne compte des théories en présence (Parménide, Héraclite, Anaxagore) et qui dépasse les difficultés auxquelles elles étaient confrontées. En bousculant Parménide, l’atomisme de Leucippe et Démocrite coche les cases suivantes:
C’est une théorie matérialiste, mécaniste, qui ne fait intervenir aucune divinité. Les dieux, s’ils existent, sont faits d’atomes.
Elle explique comment les changements sont possibles, ce qu’on a appelé la génération et la corruption: les atomes sont éternels, mais les compositions qu’ils forment sont soumises au changement. Héraclite a raison, on ne descend pas deux fois dans le même fleuve.
Elle fait exploser l’Un de Parménide en une myriade de particules, les atomes, qui ont chacun les caractéristiques de l’être: éternité, unité, indestructibiité, etc. Au fond, Parménide avait raison, mais juste sur un point.
Elle admet deux principes: les atomes et le vide, le vide qui existe pour de bon, qui sépare les atomes, et dans quoi ceux-ci évoluent et tourbillonnent avant de former notre monde et les autres, car il y a une multiplicité de mondes.
Anaxagore, avec sa théorie des semences qui sont en toutes choses, avait pressenti les atomes à sa manière, mais on peut se passer de son Intellect sans problème.
Voilà posés les fondements du matérialisme athée. Ils n’ont pas beaucoup changé depuis. Mais ils ont été contestés aussitôt. Platon fait comme s’il n’avait pas entendu. Aristote, lui, s’efforce de réfuter l’atomisme. Le grand écueil, c’est le vide.
La nature a horreur du vide.
Aristote
Le vide, c’est du non-être, une impossibilité. On reste coincé dans cette idée, et pour longtemps. Descartes lui-même, au XVIIe siècle, soutiendra qu’il n’y a pas de vide. Pascal mènera au même moment des expériences sur la pression atmosphérique qui prouveront la réalité du vide.
Ainsi, Parménide, aidé par Aristote, est parvenu à bloquer la recherche sur cette question pendant plus de 2000 ans. Remarquable. Et inquiétant: quels sont les autres préjugés qui bloquent notre pensée depuis des siècles?
Philosophie morale
On a conservé de nombreuses maximes morales de Démocrite, des sortes de proverbes, de bons conseils à suivre pour vivre aussi heureux que possible, sachant que la vie humaine est semée de difficultés et de malheurs, et qu’elle est sans espérance de quoi que ce soit au-delà de la mort, notre irrémédiable fin. Chaque citation est suivie du numéro du fragment selon la classification de Diels-Kranz.
Celui qui veut connaître la tranquillité [de l’âme] ne doit pas s’occuper de nombreuses affaires, pas davantage privées que publiques, ni rien entreprendre au-dessus de ses forces ou de ses facultés: il faut qu’il se tienne toujours sur ses gardes, pour pouvoir, lorsque la chance lui sourit et l’amène à un plus haut degré de réputation, garder les pieds sur terre et n’entreprendre rien qui soit au-dessus de ses forces. Car mieux vaut une charge raisonnable qu’une charge excessive. (B III)
Celui qui préfère les biens de l’âme, préfère les choses divines; celui qui préfère ceux de la chair, préfère les choses humaines. (B XXXVII)
Ce qui est honnête, c’est d’empêcher quelqu’un de commettre une injustice; et, en cas d’imnpossibilité, c’est de ne pas se faire son complice. (B XXXVIII)
Il faut soit être bon, soit faire comme si on l’était. (B XXXIX)
Il faut dire la vérité et ne pas trop parler. (B XVIV)
Il est dur d’être commandé par quelqu’un qui vaut moins que soi. (B XLIX)
Vouloir raisonner quelqu’un qui se figure être intelligent, c’est perdre son temps (B LII)
Ceux qui louent les insensés leur font le plus grand tort. (B CXIII)
Voici citation plus longue sur la nécessité de se contenter de ce qu’on a pour vivre plus heureux:
De Démocrite: Car, pour les hommes, l’heureuse disposition de l’âme naît de la modération du plaisir et de la mesure de la vie. Les manques et les excès vont fréquemment en empirant et produisent en l’âme de grands bouleversements: les âmes que ces passages d’un extrême à l’autre ébranlent ne sont ni stables ni heureuses. Donc, il faut appliquer sa réflexion au possible et se contenter de ce qu’on a, ne faire que peu de cas de ce qu’on désire et admire, et ne pas y arrêter sa réflexion. Il suffit de contempler la vie des malheureux et de considérer l’étendue de ce qu’ils endurent, pour que ce que tu as et dont tu disposes t’apparaisse relevé et enviable, et pour que tu n’aies plus à souffrir en ton âme à force de désirer toujours plus. Celui qui béé d’admiration devant les riches propriétaires que les autres hommes tiennent pour bienheureux, et en est obsédé constamment, connaît la nécessité d’imaginer sans cesse de nouveaux expédients et de se lancer, pour répondre à ses désirs, dans des affaires louches que les lois interdisent. C’est pourquoi il ne faut pas désirer ce qu’on n’a pas, mais s’accommoder de ce qu’on a, en comparant son sort à celui des malheureux, et en se jugeant bienheureux à la pensée de leurs maux, en comparaison desquels tes actions et ta vie sont d’autant meilleures. Si tu t’en tiens à ces réflexions, tu vivras plus heureusement, et ta vie sera à l’abri de bien des tracas que font naître l’envie, la jalousie et le ressentiment. (B191, Stobée, Florilège, III, I, B CXCI)
Car la qualité d’une vie bonne n’est ni dans l’abondance, ni dans le plaisir, mais dans la joie.
Les insensés vivent sans jouir de ce qu’offre la vie. (B CC)
Les insensés désirent vivre une longue vie sans avoir se réjouir de cette longue vie. (B CCI)
En attendant le prochain PhiloX
Le prochain PhiloX abordera les sophistes, ces penseurs préoccupés d’efficacité et de rendement, et qui étaient parfois peu regardants sur les moyens à utiliser pour gagner en politique. Toute ressemblance… etc.
La querelle du vide au XVIIe siècle
Si vous souhaitez en apprendre davantage sur les expériences de Pascal et la mise en évidence du vide, vous pouvez écouter ce podcast de France Culture.
Une tout autre perspective
Enfin, puisqu’il s’agit tout de même de réfléchir, c’est-à-dire de prendre distance par rapport à nos pensées spontanées et nos idées toutes faites, voici un texte sur lequel je suis tombé dernièrement et qui ne me laisse pas tranquille. Ce sont quelques versets du prophète Amos, qui a vécu au VIIIe siècle avant Jésus-Christ. Bien plus ancien que Démocrite, sans rapport avec lui, mais peut-être avec nous.
Ainsi parle le Seigneur de l’univers :
Malheur à ceux qui vivent bien tranquilles dans Sion, et à ceux qui se croient en sécurité sur la montagne de Samarie.
Couchés sur des lits d’ivoire, vautrés sur leurs divans, ils mangent les agneaux du troupeau, les veaux les plus tendres de l’étable ;
ils improvisent au son de la harpe, ils inventent, comme David, des instruments de musique ;
ils boivent le vin à même les amphores, ils se frottent avec des parfums de luxe, mais ils ne se tourmentent guère du désastre d’Israël !
C’est pourquoi maintenant ils vont être déportés, ils seront les premiers des déportés ; et la bande des vautrés n’existera plus.Amos 6.1a, 4-7 Extrait de la Traduction Liturgique de la Bible - © AELF, Paris
Voilà, c’est livré sans contexte, dans cette traduction-là. À vous de tirer vos conclusions.
À dans quinze jours !
Comme de coutume, je me sers de l’excellent volume de la Pléiade Les Présocratiques, Gallimard, 1988, édition établie par Jean-Paul Dumont, Daniel Delattre et Jean-Louis-Poirier. La section des atomistes est traduite par Jean-Paul Dumont.
Lire par exemple Patience dans l’azur de Hubert Reeves, Seuil.


